La police sous la III République (4) Des attentats anarchistes au “rosage“ de gendarme

Sans pouvoir ici rentrer dans le développement de l’histoire politique du mouvement anarchiste, elle nous semble exemplaire, d’une part du climat social et politique de l’époque, mais aussi du traitement que l’Etat et ses forces de police ont infligé aux mouvements sociaux et politiques, dont la répression politique est un cas de figure notoire au crépuscule de ce siècle. La répression du mouvement communiste prendra le relais à partir des années 1917. En effet encore sous le choc du massacre de la Commune de Paris, du krach boursier de 1882, de la crise économique et sociale profonde avec son cortège de chômage ( 1882 grande grève de Roubaix, 1884, grève des mineurs d’Anzin, 1891, Fusillade de Fourmies 35 morts, 1892-19894 grèves de Carmaux) qui s’ensuivie ainsi que de la crise politique grave (Boulangisme), miné par les “affaires“, (Panama, Dreyfus etc..) les tensions et toutes les revendications et rancœurs suscitées par le régime républicain vont remonter à la surface. À cela s’ajoute la répression patronale féroce qui étouffe le mouvement ouvrier et syndical, plongeant une partie de la jeunesse ouvrière dans le désespoir. Epoque remarquablement décrite par Emile Zola dans les Rougon-Macquart, « histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ».

Un cri de révolte va se faire pourtant entendre . Le mouvement socialiste s’étend considérablement et les idées de Karl Marx et de F. Engels sont diffusées particulièrement par Jules Guesde l'un des socialistes français les plus connus et les plus actifs. Ainsi en 1884, la loi légalise les syndicats et l’année 1886 voit la création de la fédération nationale des syndicats (FNS), d’inspiration guesdiste. Du côté du mouvement anarchiste représenté par les figures tutélaires de Mikhaïl Bakounine (1814-1876) et de Proudhon (1809-1865) ou de ses disciples français, Jean Grave (1854-1939) créateur du journal , Le Révolté installé rue Mouffetard, de Sébastien Faure (1858-1942), le stéphanois ou d’Emile Pouget (1861-1931), directeur du Père Peinard, la violence n’était pas à l’ordre du jour, et c’était plutôt par l'éducation des masses, la propagande, la pédagogie que ces leaders souhaitaient promouvoir les idées libertaires.

Mais les conséquences à la fois, de la Commune de Paris, de l'intransigeance du pouvoir républicain face à la situation sociale et politique mais aussi, de la manipulation et de la provocation de la politique de police de l’Etat (ce qui va constituer un facteur aggravant ) vont peu à peu conduire à des positions et des comportements plus radicaux. Le mouvement anarchiste va renoncer à l'action collective, jugée inefficace, et décider de recourir à l'acte terroriste, défini comme « le moyen de propagande le plus efficace »  Dès 1885 Louis Andrieux (Père de Louis Aragon) ancien préfet de Paris , évoque, dans ses Souvenirs d’un préfet de police, le rôle des agents provocateurs de police ou non, et résume ainsi ses motivations : « On ne supprime pas les doctrines en les empêchant de se produire... Donner un journal aux anarchistes, c'était d'ailleurs placer un téléphone entre la salle de conspirations et le cabinet du préfet de police. » L'ancien préfet se vante même d'avoir suggéré le premier attentat anarchiste en France. Ce qui donnera lieu à une expression bien adéquate “d’Anarchisme de Police“ À partir de ces dates, le mouvement anarchiste va développer une stratégie offensive contre l’État. Le 25 décembre 1880 dans un article publié dans Le Révolté, attribué à Kropotkine,  il annonce « la révolte permanente, par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite ».

En 1881 lors du Congrès international, qui se tient à Londres, les principes définis dans une « Charte de la propagande par le fait », va jusqu'à encourager l'utilisation des « sciences techniques et physiques » c'est-à-dire des explosifs, au service de la cause. Ainsi l’action insurrectionnelle est adoptée. En 1881 est assassiné le Tsar Alexandre II par un anarchiste russe. En juillet 1889, lors du congrès constitutif de la IIe Internationale, organisé à Paris, les anarchistes, par une manœuvre de Marx vont être “exclus“ du mouvement socialiste. Aussi beaucoup d'anarchistes ne voient plus désormais d'autre issue que la pratique d’actes violents pour “déstabiliser l'ordre bourgeois“. Cependant les théoriciens et les intellectuels libertaires mettront aussi en garde contre ce terrorisme révolutionnaire. Le 4 septembre 1886 on peut lire dans Le Révolté  « Ce serait se perdre dans l'illusion et l'utopie que de croire que des actes semblables peuvent devenir l'objet d'une propagande raisonnée, active et continue ».

Le 18 mars 1891 le même Kropotkine, publiera, 11 ans après, dans La Révolte cette déclaration :  « Ce n’est pas par des actes héroïques que se font les révolutions, la Révolution est avant tout un mouvement populaire. ». Le mouvement libertaire étant foncièrement individualiste, nombre de jeunes révolté, parmi les plus déterminés (Emile Henri admissible à l’Ecole Polytechnique) ou désespérés (Ravachol), ou encore les plus fragiles, sensibles aux idée anarchistes refuseront d'entendre ces conseils et passeront à l’acte. Ainsi en France, à partir des années 1880, et particulièrement à partir de 1892, se succèdent agressions et meurtres de « bourgeois » et explosions dans des lieux divers : postes de police et commissariats, domiciles de magistrats, Bourse, église de la Madeleine, cafés et restaurants, Assemblée Nationale (1893) jusqu’à l’assassinat du président Carnot en 1894, qui clôturera si on peut dire l’intensité de ce cycle. L’Etat et sa police s’illustreront dans cette période par une sauvagerie (Affaire de la Place Clichy) qui engendrera en représailles d’autres attentats anarchistes.

Entre 1893 et 1894 vont être voté des lois dites « Lois scélérates » qui sont des lois spécifiquement  visant à réprimer durement le mouvement anarchiste en France. Elles ne seront abrogées que le 23 décembre 1992, sous la présidence de François Mitterrand. Le 30 avril 1894, Jean Jaurès, député socialiste, prononce devant la Chambre un discours resté célèbre contre ces lois liberticides, il dénonce notamment avec force l’usage d’«agents provocateurs », individus recrutés par le gouvernement dans le but d’inciter les anarchistes à commettre des actes violents : « C’est ainsi que vous êtes obligés de recruter dans le crime de quoi surveiller le crime, dans la misère de quoi surveiller la misère et dans l’anarchie de quoi surveiller l’anarchie.Et il arrive inévitablement que ces anarchistes de police, subventionnés par vos fonds, se transforment parfois – comme il s’en est produit de douloureux exemples que la Chambre n’a pas pu oublier – en agents provocateurs. ».(1) ( Évoquant comme exemple la grève de 1892 à Carmaux) .

En 1892, la création de la Fédération des bourses du travail puis en 1895 celle du syndicat CGT (Confédération générale du travail) va ouvrir une nouvelle ère dans l'histoire du militantisme anarchiste. À partir de ces dates le mouvement libertaire va développer ce que l’on appellera une stratégie de l’anarcho-syndicalisme, revenant à des actions de masses en portant le message anarchiste sur le terrain des affrontements sociaux et d’une perspective plus politique. Parallèlement des individus ou des groupes, se revendiquant “anarchiste“ ou désignés comme tel par la presse ou le pouvoir, vont développer une stratégie d’actions illégales ; de vols et de cambriolage comme le fameux Alexandre Jacob (1905) immortalisé sous le nom d’Arsène Lupin par Maurice Leblanc . Sa bande revendiquera plus de six cents vols. Le “gentleman-cambrioleur “ déclarera lors de son procès « C'est le moyen de révolte pour combattre le plus inique de tous les vols : la propriété individuelle ». Comme le souligne Jean Maitron, le terrorisme des années 1890 aura constitué la « maladie infantile de l'anarchisme ». (2) Pour la petite histoire, mais qui est d’une ironie incroyable, en 1910 à Londres Conan Doyle, romancier anglais ( Les Aventures de Sherlock Holmes) embaucha Jules Bonnot comme chauffeur.

Le cas de Jean Jacques Liabeuf, ouvrier de 24 ans du faubourg Sébastopol à Paris, est exemplaire de cette époque. Il est accusé injustement de proxénétisme et juge infamante la condamnation dont il a fait l’objet (4 mois de prison et 5 ans d’interdiction de séjour dans la capitale). Pour se venger il va le 27 janvier 1910, tué un policier et blessé plusieurs autres. Une campagne publique de soutien en sa faveur est lancée. Jean Jaurès s’en mêle, Gaston Couté, le célèbre chansonnier, lui consacre une chanson. Il fût soutenue par le journal anarchiste "La Guerre sociale" qui publia une édition spéciale portant en titre, en caractères d’affiche : « Comment on vous vole ! Comment on vous tue », le rédacteur en chef sera emprisonné pour cette Une. 1er juillet 1910 à l’aube  à la prison de la santé, Liabeuf, sera guillotiné en criant " Vive l’anarchie ! Mort aux vaches.! ». Il rentrera dans la légende anarchiste comme « Liabeuf, tueur de flics » (Yves Pagés) Pour finir c’est à partir de 1912 qu’apparaitront des attaques à mains armé et en voiture, ce qui était une première, illustré par la bande à Bonnot, et ses “autos bandits“ qui ne représenteront à cette époque plus rien pour le mouvement anarchiste.

C’est le préfet Célestin Hennion qui s’illustre dans la chasse aux “ anarchistes “ et contre la “bande à Bonnot“. Il plaidera, pour une étatisation des polices municipales (du moins celles des villes de plus de 10 000 habitant) et il sera à l’origine de celle de Marseille en 1908, la première depuis celle des villes de l’agglomération lyonnaise en 1851, qui préfigure les étatisations de l’après-Première Guerre mondiale. Sous son impulsion, tant à la Sûreté générale que la préfecture de police vont être organisé en trois directions distinctes correspondant aux trois grandes missions de la police : maintien de l’ordre, police judiciaire, renseignements généraux. Défenseur acharné, lyrique presque révolutionnaire, d’une police républicaine, il déclare : « Tout en restant une puissance d’autorité, la police ne peut oublier que son idéal est un idéal de liberté […]. L’intérêt d’une démocratie commande d’élever le niveau de la police et non de l’abaisser. » . Il combattra l’extrême-droite, les monarchistes et l’extrême gauche . Il sera traité de « mouchard de la Haute Cour », de l’homme des « basses œuvres » de la République. Il répliquera en justifiant que « La police traîne un lourd héritage ; mêlée à toutes les passions des hommes, obligée souvent de les endiguer, forcée toujours d’opposer l’intérêt public à la coalition des intérêts privés, elle sent souvent peser sur elle des rancunes que les siècles ont accumulées au cours de l’histoire si troublée de notre pays : jacqueries, émeutes, révolutions, grèves tragiques, elle a tout vu, tout supporté, et par un phénomène que je ne suis pas encore parvenu à m’expliquer depuis si longtemps qu’il fait l’objet de mes réflexions, elle a conservé la haine implacable des uns, sans acquérir ni la reconnaissance, ni même l’entière confiance des autres. Plus on lui réclame de justice, moins on en témoigne à son encontre, moins on lui pardonne ses erreurs, plus on lui fait de procès de tendance. Et pourtant, je ne connais pas de profession où il se dépense plus d’efforts généreux et désintéressés » (BMO 1913)

G. Clémenceau, “1er flic de France “, justifiera cette centralisation par la nécessité de faire face aux grandes grèves et aux manifestations de plus en plus fréquentes. Ce qui lui vaudra d’être désigné comme “Briseur de grève“. « Je me suis, dès l’origine, aperçu que la police judiciaire occupait une place insuffisante dans les préoccupations de la Sûreté générale… la question se posera aussi de savoir si l’efficacité de la répression dépend nécessairement de sa barbarie… » ( JO, débats, Chambre, 1er mars 1907) Jusqu’en 1940 la résistance des pouvoirs locaux aura toutefois partiellement ralenti cette volonté centralisatrice.

La revanche du peuple : Bastonner la police . N’allons pas trop vite en besogne il ne s’agit nullement ici d’une incitation à violenter les « forces de l’ordre“, mais à évoquer rapidement, qu’il y a eu un lieu par excellence, où le peuple a pu purger sa haine ou sa violence, sans être réprimandé, contre le policier, la plupart du temps représenté par la maréchaussée, autrement dite le gendarme. C’est le théâtre et plus particulièrement, le théâtre de marionnettes, le théâtre de guignol au sens large du terme. En effet avant que cette scène traditionnelle de “rosage“ du gendarme de service se transforme et se transporte vers d’autres support tout le long du XX ème siècle, elle fût la scène par excellence tout le long du XIX siècle, de ce théâtre populaire. « Oh ! je ne le plains pas ! Un gendarme est fait pour être battu », commente Pierrot devant le gendarme assommé par Polichinelle (3)

En effet que ce soit Pierrot la Lune, Polichinelle, Lafleur pour le théâtre picard (Amiens) ou Guignol et Gnafron pour les guignols lyonnais et parisiens, dés le début du XIX siècle et pour de longues décennies ces personnages vont avoir à affaire à la police, et très souvent vont rosser le gendarme à coup de bâton, sous les encouragements et les applaudissements du public. Ils s’en sortent souvent mais peuvent quelques fois finir en prison. Toutefois, comme le rapporte Henry Daussy,  dans son ouvrage “Le Patois picard et Lafleur“ un jour la scène final vit Lafleur emmené par les gendarmes en prison, ce qui déclencha chez le public, des cris et des projectiles de toute espèce. Il fallut céder à la tempête populaire, relever le rideau, ramener en scène les gendarmes et Lafleur La bourgeoise s’alarme toutefois, surtout à Paris, où le gendarme “Chibroc“, “Flageolet“, “La Ramée“ son bastonnés systématiquement, contrairement à son collègue Lyonnais. « Quand le commissaire s’aventure sur la scène, il reçoit aussitôt, comme de juste, un coup de bâton qui l’assomme. Il se redresse, un second coup l’aplatit. Nouvelle récidive, nouveau châtiment. Sur le rythme uniforme du ressort qui se tend, et se détend, le commissaire s’abat et se relève, tandis que le rire de l’auditoire va toujours grandissant »  (4) Ou encore dans Une page d’amour de Zola : « lorsque Polichinelle scia le cou du gendarme, au bord du théâtre, ce fut le comble, l’opération causa une joie énorme »

La question va donc faire, un temps débat par presse interposée, “Rosser le gendarme dans les spectacles de marionnettes serait-ce une école de la rébellion ? “. Mais au fur à mesure, que la présence du policier à la fin du XIX siècle, devient une figure familière, les scènes de violences à l’égard des policiers vont considérablement diminuer. Dans certaines pièces du début du XX siècle on pourra voir jusqu’à des relations amicales avec la police. L’arrivée du suffrage universel, des conquis sociaux, de l’éloignement d’événements révolutionnaires, développe un sentiment d’apaisement de la société. Le gendarme, le policier va pouvoir accentuer sa dimension “chevaleresque“ (défenseur de la femme et de l’orphelin, protection contre les voleurs et les bandits) à la fois ferme, pédagogue et défenseur de la loi qui protège le plus faible (Lacordaire).

Ce qui va l’amener à être plus humanisé et plus accepté par une frange de plus en plus grande de la société. Comme nous le disions au début, ces scènes du Guignol traditionnel, vont migrer aussi petit à petit vers la bande dessinée, le cinéma, le cabaret, le café théâtre, la télévision. En effet dés le début du XX ème siècle, les magazines illustrés, comme par exemple la série de Bandes dessinées “Les Pieds Nicklés“ créée par Louis Forton en 1908, puis plus tard, au cinéma muet, avec les burlesques américains de 1910-1930 (Charlot, Harold Lloyd etc..) ou encore à la fin du XX ème siècle avec certains sketches de Coluche, des Guignols de l’info ou des Inconnus, verront les figures des forces de l’ordre, être toujours un objet de maltraitance. Précisons toutefois que pour ces dernières formes de la fin du XX siècle, la figure du policier n’est plus l’objet de coups de bâton, mais de moqueries ou de scènes de dérisions. En 2024, une scène théâtrale de bastonnade sur policiers serait-elle même tolérée ? Mais comme nous le développerons dans d’autres articles depuis maintenant de longues décennies, dans la vie réelle, l’inverse est possible et même légitimé.

« Les marionnettes sont d’abord un spectacle. Plutôt que d’énoncer des leçons, leur finalité est de mettre en scène des débordements à valeur de divertissement. Parce que leur thématique est par tradition liée à la justice, ce théâtre a fait du gendarme l’une de ses figures récurrentes. Son traitement est alors emblématique de l’esprit qui anime les marionnettes : faire rire à peu de frais, sans se soucier des conventions, et ce avec la tolérance du pouvoir, peu convaincu de leur dangerosité »(5)

Notes (1) Séance du 30 avril 1894, discours de Jean Jaurès, sur le site de l'Assemblée nationale. (2) Le mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1975.) (3) Louis Lemercier de Neuville, L’Éducation de Pierrot in Nouveau théâtre de Guignol, Paris, Le Bailly-Bornemann, 1898 (4) Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Félix Alacan, 1917 (1ère éd. 1900) (5) Rosser le gendarme dans les spectacles de marionnettes au xixe siècle : une école de rébellion ?Aurélien Lignereux, Dans Sociétés et Représentations 2003/2 (n° 16) Parution le 18 mars 2024 Polices pendant la guerre de 1914-1918 et le nouvel ennemi intérieur : Le Communiste (5)

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